1. Un paysage baudelairien1. Un univers pictural Les quatrains imposent l'immensité du décor. Ainsi, les adjectifs "vastes" (v.1) et "grands" (v. 3) signalent des dimensions considérables, tandis que l'adjectif "majestueux" (v.3) suggère une grandeur spirituelle autant que matérielle (v.3), en une correspondance verticale renforcée par l'évocation des "piliers". De même, les substantifs de ce quatrain sont tous au pluriel, ce qui contribue à dilater l'espace à l'infini : "portiques"(v.1), "soleils"(v.2), houles" (v.5).
À cela s'ajoute la dilatation du temps. Avec l'adverbe "longtemps" (v.1) et les enjambements qui allongent le rythme du poème, la durée de la vie antérieure n'appartient plus au temps des horloges. PAr ailleurs, le pluriel des "soleils marins" (v.2) ainsi que le verbe à l'imparfait "teignaient" évoquent l'idée de l'éternel retour de ces journées lumineuses. En outre, ce vers fait surgir deux éléments chers au poète : la mer et la lumière surpuissante. La force évocatrice du vers réside dans l'image des "soleils marins" : partant d'une réalité (l'éclat du soleil réverbéré par les flots), le poète fait fusionner deux éléments incompatibles, l'eau et le feu. De même, au vers 5 l'immensité de la mer et le paysage céleste se confondent, évoquant le reflet des nuages sur les vagues.
L'élément central du décor se retrouve dans le vers 1: "J'ai longtemps habité sous de vastes portiques". Ces portiques, on peut les imaginer comme des galeries soutenues par des colonnades (cf. "grands piliers", v. 3), comme celles de l'architecture grècque ou romaine. C'est l'image même du goût classique, pour sa majesté, son équilibre et sa symétrie, que le poète partage au plus haut point. Ainsi, le "je" s'imagine l'hôte de la Beauté architecturale.
Du point de vue formel, le v. 1 (comme un portique) est impeccable par sa régularité:
-par les accents qui délimitent les quatre mesures:
J'ai longtémps/ habité / sous de vás / tes portíqu(es) (3 sylabes /3 / 3 / 3)
-le son [t], qui revient toutes les trois syllabes, accroît l'effet d'équilibre rythmique.
Dans les vers 3 et 4, le paysage subit une métamorphose ; la pierre, au crépuscule, ressemble au basalte (noir). Pour Baudelaire, il n'est pas de Beauté complète sans que soit faite une part à l'obscur (par ex. le soir, moment favori du poète) et au mystère inquiétant (ici, les grottes et la pierre noire). La comparaison des portiques avec des grottes noires transforme l'ordre classique des colonnades en un paysage lié à l'ère primitive. Rappelons que la grotte est dans les mythologies le lieu de naissance de nombreuses divinités, l'image du ventre maternel.
Au terme du premier quatrain s'est imposé un paysage ouvert sur l'infini (la mer) mais structuré par l'architecture (les portiques), à la fois artistique et primitive (les grottes). L'évocation est si forte que l'on peut parler d'hypotypose : en lisant, l'on se représente facilement ce que le poème décrit. La critique a rapproché ce rêve esthétique d'une source picturale (les influences picturales sont nombreuses chez Baudelaire: les tableaux de Claude Gellée, dit le Lorrain (1600-1682), où d'immenses architectures classiques sont baignées par la mer et enveloppées par la lumière du soleil couchant. En voici un exemple :
2 – Les sensationsDans le deuxième quatrain, outre ces éléments visuels, on remarque la valorisation esthétique du bruit de la mer : le volume sonore est magnifié par l'adjectif "tout-puissants"; "solennelle" et "riche" ajoutent une idée d'élévation spirituelle, soulignée par l'adjectif "mystique". "Musique" renvoie à l'oeuvre d'art, peût être à la symphonie ("accords" des différents timbres), forme privilégiée de la musique romantique.
La musique des vagues entre de plus en harmonie avec un autre élément esthétique: la couleur. Les houles en effet mêlent leur musique "Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux" (v.
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Le paradis antérieur apparaît alors comme le lieu de la correspondance, offerte par les éléments eux-mêmes, entre la beauté d'un spectacle visuel et celle de la musique. Le paysage donne accès à une harmonie "solennelle et mystique": il s'agit de l'harmonie de l'Idéal auquel, selon la pensée de Baudelaire, accède par l'imagination celui qui est capable de saisir le lien des correspondances.
On voit le "je" s'intégrer par le regard dans le système du reflet, il fait donc partie de l'harmonie évoquée. Il se retrouve ainsi intégré dans l'immensité du monde sensible mais aussi dans celle de l'Idéal. La rime "cieux"-"yeux" souligne l'analogie parfaite entre ce "je" et le monde. Le quatrain forme donc une totalité où s'expriment à la fois l'harmonie des éléments entre eux et l'intégration parfaite de l'homme au sein de l'univers sensible mais aussi spirituel.