Séance 5 : la lettre argumentative

Introduction

Les Liaisons Dangereuses : roman épistolaire (= roman présenté sous forme d'une correspondance réelle que l'auteur feint d'avoir retrouvé, alors qu'il s'agit en fait de lettres imaginaires). Date du XVIIIème siècle. Ecrit par Choderlos de Laclos, écrivain libertin = libre penseur, qui remet en cause les dogmes de la société, de l'éthique et de la religion)
Extrait : il s'agit d'un passage de la lettre XLVIII (48), adressée à la présidente de Tourvel, femme vertueuse, par le comte de Valmont, libertin de pensées mais aussi de moeurs, qui cherche à la séduire. Double sens ici : le "pupître" sur lequel il écrit cette lettre n'est pas un bureau mais le dos d'une maîtresse, ce qui donne à la missive une dimension ironique.

Ici nous mettrons de côté cette dimension, pour nous attacher uniquement à l'aspect argumentatif, et nous ne retiendrons de cette lettre que la signification qu'elle a pour Mme de Tourvel, qui ignore dans quelles conditions elle est écrite.

Problématique : Par quel cheminement Valmont tente-t-il de persuader Mme de Tourvel ?

I. L'expression du trouble

Valmont tente de communiquer son trouble à Mme de Tourvel pour la persuader du bonheur qu'il y a à aimer.
* implication de la destinaire :
=> Omniprésence d’un « je » à un « vous »
=> Apostrophe "Madame" (ligne 3)
=> Injonctions : usage de l’impératif : « Croyez-moi »(ligne 3), « pardonnez » (l. 13), pour obliger Mme de Tourvel à réagir
=> supplication, prière : « je vous en supplie ». (l.13)
=> interrogations rhétoriques : « ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j’éprouve en ce moment ? » : expression du désespoir

*Il dépeint les excès de sa passion pour lui inspirer quelque pitié :
=> usage adverbes intensifs « entièrement insensible », « m’abandonner entièrement », « jamais... tant », « jamais », « tout », « si douce », « si vive » accentuent la violence de son trouble
=> ponctuation forte : phrases exclamatives, exprimant donc un emportement passionné « combien elle va s’embellir à mes yeux ! j’aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours ! »
=> asyndètes :« la froide tranquillité, le sommeil de l'âme, image de la mort » (ici c'est l'absence de "l'" devant image qui est l'asyndète) ; « En vain m'accablez vous de vos rigueurs désolantes, elles ne m'empêchent point de m'abandonner entièrement à l'amour [...] » (asyndète par la suppression de la conjonction "car" après la virgule) : mime les sentiments qui se bousculent en lui et leur incohérence : il donne l’impression d’être le jouet de ses sentiments et se sert de son désir physique ponctuel pour mieux mimer les désordres amoureux.

* Vocabulaire de la passion
=> passion en tant que souffrance : « tourments » ; « accablez » ; « éprouver » ; « désespoir » ; « désordre de mes sens »
=> passion en tant qu'ivresse : « plus heureux que vous » ; « amour » ; « plaisir » ; « émotion si douce et cependant si vive » ; « transports » ; « volupté » ; « ivresse ».

II. Une réflexion sur le bonheur

Une vision archétypale de deux modèles philosophiques et de deux modes de vie

* Ce qui sous-tend le discours de Valmont est l’opposition entre deux modèles philosophiques bien connus même s’il sont quelque peu caricaturés : Stoïcisme et Epicurisme :
=> le stoïcisme prône une forme de bonheur marquée par l’absence de trouble : pas de sentiments excessifs,apathie de l’âme.
=> la vision courante de l’Epicurisme (la philosophie est en fait plus complexe) est de jouir de la vie, le fameux « carpe diem ».
=> Le stoïcisme est illustré par l'attitude de Mme de Tourvel, l'épicurisme est représenté par Valmont.

* Opposition : « froide tranquillité », « sommeil de l’âme », « image de la mort », « rigueurs désolantes »/ « passions actives », « abandonner », « entièrement », « délire », « désespoir »

* Valorisation de la sensation sur l'absence de ressenti :
=> « je suis plus heureux que vous » pour entraîner Mme de Tourvel à partager son point de vue
=> la souffrance imposée par le dédain de la destinataire et ou par l'amour est systématiquement niée, ou du moins présentée comme mineure en comparaison de la joie que procure la passion partagée (il semble ainsi la pousser à éprouver de la honte pour la cruauté dont elle fait preuve en rejetant son amour, et paraît suggérer que pour éviter qu'il ne souffre, et pour mettre fin à ses remords, elle doit lui céder)

* Il s’agit donc aussi d’un hymne à la sensation, au plaisir charnel et à la libération des mœurs, synonyme de bonheur, qui s’oppose à la morale austère et rigoureuse représentée par la présidente (et à la religion qui sous-tend cette morale), synonyme d'ennui et de tristesse.

Conclusion

Valmont met tout en oeuvre pour persuader Mme de Tourvel d'abandonner sa vision moraliste de l'amour en lui faisant valoir que sa tranquillité d'âme ne lui vaudra nul bonheur. En même temps, il cherche à la convaincre d'accepter son hommage, de ne pas rejeter sa passion. Ainsi, l'auteur fait passer à travers ce texte une réflexion sur le bonheur et l'amour en défendant un point de vue épicuriste. Il exprime que le sentiment partagé et libéré de tout code moral apporte davantage le bonheur qu'une attitude froide et réolument en accord avec l'éthique de son siècle.